Entre les lignes en résidence à Vaulx-en-Velin
22 août 2020 10:08
De janvier à mars 2020, deux de nos journalistes ont été accueillies en résidence au collège Henri Barbusse de Vaulx-en-Velin (69). Voici le récit de leur expérience.
Dans les smartphones des collégiens
Vaulx-en-Velin- Scènes de torture, débats enflammés sur le blasphème, obsession pour la répression de la minorité ouïghoure en Chine : en passant presque trois mois avec des collégiens français, je ne pensais pas découvrir de telles choses dans leurs smartphones sur leurs pratiques informationnelles. Et être si loin d’eux.
Avec ma consoeur du journal Le Monde, Delphine Roucaute, nous avons effectué cette année “une résidence” au sein du collège Henri Barbusse de Vaulx-en-Velin, une zone d’éducation prioritaire près de Lyon, dans le sud-est de la France. Deux heures par semaine, soit 118 heures de rencontres et ateliers avec quelque 275 élèves, surtout des jeunes âgés de 14-15 ans.
Pour l’association d’éducation aux médias Entre les lignes dont Delphine et moi faisons partie avec 200 journalistes bénévoles de l’AFP et du Groupe Le Monde, c’était l’occasion de monter un laboratoire d'Éducation aux médias et à l’information (EMI), sorte d’observatoire visant aussi à ajuster et améliorer nos contenus pédagogiques.
Début décembre : première rencontre avec les classes. Qu’ont-ils retenu de l’information ces derniers jours ? Ils sont vagues. Ils évoquent la réforme du lycée en France, l’impunité de certains responsables politiques, des faits divers à Vaulx-en-Velin. La plupart estiment que leur ville est caricaturée par les médias.
Une élève, à contre-courant, me marque. “Il n’y a pas de choses positives dans ma ville. Elle n’est pas réputée. On a eu les premières émeutes de banlieue (en octobre 1990, ndlr). Et ici pendant les fêtes, le 14 Juillet, pendant les Coupes du monde, il se passe des trucs de fou”, lance Hind, jeune fille aux gestes amples et aux longs cheveux noirs. Les voitures brûlées et rodéos, font régulièrement la Une des journaux locaux. Ilies, un autre collégien, proteste, égrène toutes les choses positives qu’il vit dans sa ville où le tissus associatif est très dense.
Mais ce dont les collégiens parlent le plus, ce sont des vidéos qu’ils reçoivent sur leurs téléphones: un père qui bat son fils parce qu’il ne sait pas marcher, une femme voilée tabassée par un policier...
Nous n’avons jamais entendu parler de ces vidéos. S’agit-il de montages ? D’images diffusées hors contexte ? Quelle est leur source, leur date ? Qui les a diffusées et pourquoi ?
Nous menons l’enquête pour la séance suivante. Ces images circulent abondamment sur leurs comptes Snapchat, mais elles n’étaient pas arrivées jusqu’à nous. Ce qui nous marque d’emblée : les élèves ont le sentiment d’être informés par ces flux. En réalité, ils sont terriblement passifs, comme nous l’étions nous-mêmes à leur âge devant la télé.
Nous tombons des nues face à la déferlante de violence diffusée dans leur poche, sans filtre. Un jour Kenza lève le doigt. Elle confie avoir assisté à une scène de torture, un soir, seule dans sa chambre. L’enregistrement a été diffusé sur Snapchat. Une vidéo qu’elle n’a pas cherchée, apparue sur son appli en faisant défiler les contenus, sans aucune mention du contexte. Elle ne savait pas ce qu’elle allait voir.
Cet enregistrement, j’en ai fait état dans un article pour l’AFP. La police avait appelé les internautes à ne plus le partager. Il montre un homme de 28 ans, en pleine séance de torture, à la Croix-Rousse à Lyon en 2019.
Je m'étais interdit de regarder cette vidéo qui n’aurait rien apporté à ma dépêche à part de sordides détails. Kenza a 14 ans et l’a vue. Cette jeune femme, incroyablement curieuse et alerte, n’en avait parlé à personne jusque-là, mais assure que ça ne l’a pas empêchée de dormir. A-t-elle enfoui le traumatisme ? Est-ce parce qu’elle a l’habitude ?
Avec Delphine Roucaute, nous nous sommes souvent senties démunies, en décalage. Nous étions là pour donner à ces collégiens l’envie de s’informer, pour les aider à repérer les fausses informations. Et nous nous retrouvions face à d’autres priorités : lutter contre la banalisation de la violence.
“J’ai changé ma façon d’aborder les classes. Cela m’a ‘déniaisée’ sur le combat contre les fake news sur lequel ils sont hyper malins car ils arrivent très vite à les détecter. Et ça a souligné l’importance du social : leur apprendre à être responsables et à se protéger. Quand tu es face à ces images, tu as la possibilité de ne pas regarder et surtout l'obligation morale de ne pas partager”, explique Delphine.
Nous avons aussi rencontré les parents d’élèves. Ils avaient d’autres inquiétudes : le cyber-harcèlement, les théories du complot, le poids des influenceurs sur YouTube.
Mais pas celle de l'hyper violence. Quelles traces laisse-t-elle chez ces jeunes ? Qui rend ces vidéos ultra-virales ? Et pourquoi ?
Il serait cependant totalement faux de résumer ces adolescents à des victimes des réseaux sociaux. Nous avons avant tout découvert des collégiens terriblement concernés par le monde qui les entoure. Certains déjà militants. Eux qui vivent dans une des villes les plus pauvres de France sont de remarquables porte-paroles des minorités et des discriminés, notamment des femmes. Comme les élèves de 3eB qui ont écrit un roman collectif pour dénoncer le harcèlement scolaire d’une jeune fille qui, avec “ses cheveux courts, son look garçonne”, fait jaser.
Lors d’un atelier autour de la caricature, plusieurs garçons se sont emparés du sujet des violences conjugales. Un élève a dessiné dans une case, un homme qui s’envoie cinq litres d’alcool. Et dans la vignette suivante sa femme, qui verse cinq litres de larmes. J’ai eu les larmes aux yeux en le découvrant.
Plus récemment, quand nous les avons revus après le confinement, ils étaient bien plus intéressés par la mobilisation contre les violences policières et le racisme que par le coronavirus. Pourquoi ? Parce que le “corona” touche tout le monde sans distinction alors que les violences policières visent surtout des personnes déjà victimes de racisme, dénonce un élève. Toujours cette idée que les journalistes sont avant tout là pour dénoncer les injustices. Pourquoi les médias ne parlent pas suffisamment des Ouïghours en Chine, demandent-ils ? Ou de la situation des droits humains en RDC ?
Certaines séances étaient impossibles. Nous ne savions pas si c’était la pluie, un conflit entre élèves ou notre proposition pédagogique qui ne passait pas, mais les classes étaient ingérables.
Au-delà de ces problèmes de discipline, le dossier le plus passionnant et le plus compliqué à gérer fut sans hésitation “l’affaire Mila”. Cette histoire a déchaîné les passions avec absolument toutes les classes et nous sentions bien qu’il ne fallait surtout pas freiner ou interrompre le débat. Ils avaient besoin d’en parler.
Mila, c’est une adolescente française aux cheveux violets qui a violemment attaqué l’islam dans un live sur Instagram en janvier et sera par la suite harcelée et menacée de mort. Nos collégiens nous en ont parlé deux jours avant que les premiers médias ne s’emparent de l’affaire. Ils étaient bien en avance sur nous. La violence était encore au rendez-vous dans leurs smartphones: violence des propos et des réactions.
Les élèves pêle-mêle: “C’est notre rôle de lui dire qu’elle aurait pas dû dire ça, la loi va rien faire”; “Elle mérite de se faire frapper”; “Tout ne se règle pas par la violence”.
Une autre conclut : “On est une génération où des gens sont connus sur Insta, sur Snap. A partir du moment où tu postes une photo, une vidéo, il y a des trucs à respecter si tu veux te faire aimer ou pas. Et surtout tu dois assumer ce que tu postes”.
Mila assume. Dans son unique interview dans l’émission Quotidien sur TMC elle revendique “son droit au blasphème”. Ce qu’a confirmé la justice, le parquet estimant que “les propos diffusés, quelle que soit leur tonalité outrageante, avaient pour seul objet d'exprimer une opinion personnelle à l'égard d'une religion, sans volonté d'exhorter à la haine ou à la violence".
Comment auriez-vous réagi à notre place ? Comment faire accepter ce droit au blasphème, à la critique même outrageante du symbole ou du dogme religieux à laquelle la moitié des Français est opposée ? Nous avons commencé par leur dire que nous étions également heurtées par ces propos. Mais que pour autant, nous ne souhaitions pas que Mila soit harcelée, menacée. Que le fait d’avoir dû être exfiltrée de son lycée était déjà suffisamment violent pour elle.
Nous avons essayé d’expliquer ce droit au blasphème spécifiquement français - le blasphème étant interdit dans nombre de pays voire parfois puni de la peine de mort comme en Iran ou au Pakistan pouvait être défendu. Pour dénoncer la pédophilie dans l’Eglise par exemple. Et c’est là, qu’avec certaines classes, nous en sommes même venues à évoquer l’excision. Là encore, la parole s’est ouverte et certains élèves, ébahis, ont découvert que cette pratique existait toujours, et pas si loin d’eux.
Au fil de l’eau, les débats devenaient plus constructifs. “Cette proximité élèves/journalistes a permis de faire sauter les cadenas, d’ouvrir la parole. J’en ressors convaincue qu’il faut instaurer des temps d’échange autour de l'actualité dans toutes les matières”, même scientifiques, analyse Flore Charbouillot, la professeure-documentaliste du collège qui fut, avec une dizaine d’autres, un moteur essentiel dans cette aventure. Finalement, nos objectifs sont bien ceux-là : aider ces adolescents à accepter la parole contradictoire, à débattre, à avoir envie de s’informer. Pour être des citoyens éclairés.
J’ai le sentiment qu’ils sont ressortis de nos discussions en ayant mieux compris la valeur inestimable de la liberté d’expression et ses limites. Pour autant, la plupart restent farouchement opposés au blasphème. L’affaire Mila a occupé beaucoup de nos discussions avec les élèves. Et quand je revenais dans ma rédaction, j’étais comme déphasée. Nous préparions les municipales. Les élèves eux étaient obsédés par Mila ou le tabassage d’un blogueur par un rappeur. L’AFP a couvert l’affaire Mila de manière factuelle. Aurions-nous dû en parler davantage, Différemment ?
Avec Delphine, nous n’avons pas la réponse. Simplement nous avons senti le fossé énorme entre ces jeunes et nous. Même si d’énormes efforts sont déployés par exemple pour adapter des vidéos de l’AFP sur YouTube ou produire des stories sur Snapchat au Monde, ces contenus n’arrivent pas suffisamment jusqu’à eux.
Il nous manque les relais, leurs canaux. Car ils s’informent entre eux et sans filtre. Les Gafa investissent pour l’éducation aux médias, le gouvernement a pris la mesure du problème. Mais quelles actions sont vraiment efficaces ? Nous, journalistes bénévoles d’Entre les lignes sommes convaincues que la rencontre est essentielle et que le numérique ne remplacera jamais la force du témoignage et du débat.
Le fact checking est utile mais ce ne sont pas des formats vers lesquels ils se tournent spontanément. Plutôt que de contrer, il faudrait attiser leur envie de creuser, par eux-mêmes, certains sujets. Pour cela, il faut être réactif. S’appuyer sur la viralité du post d’un rappeur ou d’un footballeur sur les Ouïghours, pour tenter de réagir sur leurs canaux et leur parler du sujet. Faut-il avoir de très jeunes journalistes ? Des relais chez les influenceurs ? Des vigies sur Snapchat ? Des narrations différentes comme ce podcast sur notre résidence ?
De quoi nourrir nos discussions rédactionnelles. Et la preuve que ces rencontres avec les jeunes sont aussi indispensables pour eux, que pour nous.
Récit: Sandra Laffont.
Cette résidence de journalistes a été financée par la Drac Auvergne-Rhône-Alpes, le Grand Lyon et la ville de Vaulx-en-Velin, en partenariat avec l'association Entre les lignes et l'Agence France-Presse.
Consulter l'article : Dans les smartphones des collégiens sur le Making-of de l'AFP
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